Affaire de femmes où il est question d’agir sur la vie affective et sexuelle d’autrui, la sorcellerie amoureuse constitue l’un des pans les plus redoutés d’une activité magique/religieuse au Maghreb comme dans ses diasporas. Cette «arme de contrainte matrimoniale» constitue un objet de croyance pour une partie de la jeunesse qui conjugue ses références entre ici et là-bas.

L’essor du digital, surtout entre 2003 et 2015, avec le perfectionnement des scripts de payement en ligne ainsi que des serveurs vocaux, a énormément favorisé les sites de voyance, médiums, et autres sorcelleries soft, censées guérir les chagrins d’amour, prévoir le prince charmant ou encore apporter travail, santé et prospérité. Pendant l’âge d’or de ces pratiques, il existait des plate formes de voyance basées à l’étranger qui comptaient des dizaines de « consultants » de médiums et autres clairvoyants qui dispensaient leur science à des prix exorbitants, de 2 a 5 euros la minute au téléphone … via des numéros surtaxés.

La sorcellerie ancestrale vue depuis la France par la jeunesse née en France

En considérant la question sorcellaire sous l’angle de la jeunesse née de ce côté-ci de la mer, il est intéressant de projeter un éclairage nouveau sur la relation entretenue à l’héritage religieux dans le Maghreb de France. À rebours d’une lecture ethnocidaire de l’exil ; à contre-courant, aussi, d’une vision essentialiste qui postulerait l’éternel retour du même. Il s’agit plutôt de chercher à porter un regard singulier sur les significations traditionnelles inculquées en contexte familial. Et leurs traduction dans le «  langage moderne » qui est désormais celui des jeunes avec leurs moyens de communications ultra sophistiqués. Sur la trame de témoignages collectés auprès de jeunes des deux sexes, notamment auprès de jeunes lycéens, il s’agit en effet de cerner, dans un contexte de recomposition culturelle, la compréhension d’un pouvoir occulte et les stratégies d’évitement qu’elle détermine, stratégies censées garantir des pièges qui, quelles que soient les situations, sont toujours tendus dans l’espace du proche: la parenté, les sociabilités, le voisinage, les camarades de classe, les nouveaux lieux de rencontres souvent éphémères (le temps d’une soirée), dans des lieux inhabituels (souvent en rase campagne ou dans des hangars désaffectés) signalés au dernier moments sur internet par les « organisateurs » et détectables par les initiés. Comme les raves-party « sauvages », par exemple.

Comment définir et circonscrire le mal

La plupart des jeunes accorde donc du crédit à l’efficience des sorts. L’acquiescement, qui s’affiche radicalement – «J’y crois», «Ça existe» ; ou sous une forme plus nuancée – «J’avoue que l’idée d’en parler me fait peur» – puise à différentes sources. Il prend d’abord appui sur l’expérience sensorielle, le corps sanctionnant l’existence du s’har soit en tant qu’objet d’envoûtement, soit comme témoin oculaire du pouvoir sorcier. Il trouve une validation dans le témoignage d’autrui, en règle générale celui d’une personne de confiance : ami (e) , parent, voisin(e) qui atteste, par sa bonne foi, de la réalité du mal. Il est encore légitimé par le texte religieux, à travers quelques versets récités maladroitement faute de maîtriser la langue arabe reliant leur conviction à l’évocation de la sorcellerie dans le Coran.
La croyance épouse également la forme d’énoncés qui posent l’ébauche d’une construction symbolique revisitée par les jeunes générations. De fait,c’est toute une topographie du s’har qui émerge du magma langagier, codé et transmis « sous le manteau » des nouvelles technologies. topographie organisée autour d’un principe premier, cœur étiologique d’où partent les sentiers du discours. Au centre de ce paysage sorcellaire on retrouve les thèmes classiques comme celui de la «jalousie» d’une femme qui «veut faire du mal» ou «cherche à caser ses enfants.».
«Mélangeant dans la bouffe des trucs que tu ne remarqueras même pas. Du sang des règles, des cheveux, des poudres. On te le met dans le café et tu te retrouves la bague au doigt. » L’intention maléfique peut aussi prendre l’aspect d’une amulette, elle se compose d’un bout de papier renfermant des «plantes, des poils. On peut aussi utiliser ta photo […] Ça se met sous le matelas, dans la doublure de la veste…» Quelles que soient les méthodes évoquées, la règle de la contagion, qui veut que le charme doit être en contact avec la victime pour être opérant, conditionne ici tout envoûtement.
«On fait de toi une marionnette», «t’as plus de volonté», «la femme te dirige à la baguette.»
Si la fonction génésique représente l’autre objet d’un investissement magico-religieux, le discernement s’affiche, en creux dans les discours, comme le principal objectif du geste malfaisant .La sorcellerie, appréhendée sur le versant de la jeunesse, c’est avant tout cette entreprise qui cherche à subjuguer l’esprit au profit des intérêts d’autrui. Ce pouvoir de brouiller le jugement qui se joue dans l’ombre, dans des gestes sournois et par des mains anonymes, fait la dangerosité de la sorcellerie amoureuse. Il signe sa singularité dans le champ des représentations marquées du sceau de la tradition. Sous couleurs de la modernité.
Mais l’art de soumettre les âmes doit aussi composer avec ses contraintes. Dans la catégorie surexposée des «mariables», il est des individus qui échappent à l’emprise des sorts. C’est le cas de celui qui s’adonne à la boisson. L’alcool bien que malheureusement bien courant chez les jeunes, est considéré comme une protection contre l’œuvre de la mauvaise femme: «Le s’har, ça ne marche pas sur les gens qui boivent. Pour eux, c’est comme un antidote. Ils sont immunisés».
L’attribution d’un pouvoir sorcier dépasse aussi les frontières ethniques qui fragmentent l’espace social local. Ainsi ,comme au Maghreb, les gitanes, converties ou non à l’islam sont très sollicitées surtout si elles sont branchées sur les réseaux sociaux. Elles ont la réputation de faciliter, voir de réaliser ce qui souvent pose problème : les mariages mixtes, surtout quand le prétendant ou le soupirant est un « roumi », un « céfran », donc chrétien un peu malgré lui et surtout… non circoncis !!! Là encore, le remède le plus conseillé est le café mélangé avec des poudres mystérieuses, sensées rendre le garçon fou d’amour… au point de se convertir à l’islam et d’accepter une circoncision même à un âge tardif.

Retour au bled: méfiance ! Même au sein de la famille

Entre ici et là-bas, la filiation est évidente. Par le biais des paroles qu’ils ont pu transmettre, les jeunes démontrent des connaissances partagées entre le bled et la France, connaissances communes du non-spécialiste qui, placé de l’autre côté des frontières d’un savoir caché, dépeint une menace sourde planant sur sa victime au sortir de la puberté. Cette conception du
mal, les jeunes l’acquièrent très tôt: à la maison, par les mises en garde maternelles et les histoires de familles captées par une oreille indiscrète ; dans le quartier, au fil des ragots qui font la fortune de la commère ou des récits que l’on se raconte entre amis (es) et voisins (es); au bled enfin, avec ces histoires terrifiantes, rapportées par les «cousins» sur la terrasse de la maison de vacances, le soir, à l’heure où les ombres se détachent de la pénombre pour jouer à se faire peur.
C’est précisément au bled, dans ce là-bas qui constitue l’horizon des vacances estivales, que la croyance au s’har gagne en intensité. Le retour annuel au «pays», à la fois berceau et cadre de référence d’un savoir occulte, constitue une expérience à risques. Dans l’éventail des périls sorciers, le premier des dangers est d’être repéré€ par l’initiée comme la «bonne moitié» pour le mariage. Car la femme qui s’adonne au s’har est informée. Elle est au fait de la donne matrimoniale qui, deux à trois mois par an, tout au long d’un été propice aux alliances, met en jeu des destins unis par le sang mais distants par la culture. Celle qui est rarement une étrangère arpente les réseaux du proche -le territoire de la parenté, l’espace du voisinage, le cercle des sociabilités féminines -attendant le moment opportun pour captiver le cœur de l’Européen(ne), gage de respectabilité et d’avenir, de libertés et de plus de confort.
Devant cette menace anonyme, la méfiance fait loi. On entend souvent : «même dans ma famille, je ne fais pas confiance. Je mange chez les parents et ma grand-mère, c’est tout.» «T’apprends à te méfier là-bas, c’est chacun pour soi. »
« Quand je suis invitée dehors, je mange toujours dans la grande assiette avec tout le monde, pas ailleurs.» Pour ne pas donner prise au mal, on récupérera soigneusement ses ongles ou ses cheveux après la toilette. Même attention pour les photographies et autres vêtements de corps. Condensés de l’intime, ils seront au pire détruits pour ne pas tomber entre des mains mauvaises.
Une autre précaution consiste à recourir aux prophylaxies matérielles sanctionnées par un usage ancestral. Pour contrer le s’har, les jeunes avancent le ktâb, «l’écriture» en arabe dialectal. Œuvre du taleb rompu au maniement du calame, elle prend la forme d’un bout de papier calligraphié à l’encre de Chine, parfois protégé dans un étui de cuir ou de laiton, qui reproduit des versets du Coran, des adjurations et autres symboles ésotériques. C’est après l’avoir acquis à un tarif variant du simple au quintuple entre les deux rives de la mer ( 30 dirhams au Maroc pour un talisman standard, plus de 20 euros à Toulouse, par exemple) qui doit être porté à même le corps, dans la poche du pantalon ou sous les vêtements. Le texte bénéfique peut aussi âtre caché à l’intérieur d’un bijou-pendentif.
Âyat-el-Kursi -le Verset du Trône, passage coranique réputé pour ses multiples bienfaits ,est utilisé comme tel pour repousser les assauts de la matrone. Garder quelque part sur soi de l’argent ou une «perle noire» neutralise les sorts. Des préparations de plantes, en vente dans les souks d’herboristes, servent également à dénouer les charmes, Plusieurs espèces végétales comme la sarghine [corrigiola telephiifolia), le harmel (peganum harmala ) ou la rue [ruta graveolens ) sont en effet traditionnellement utilisées en contre-sorcellerie.

Jeunes, amours et sorcellerie : les avantages d’être en France

Les jeunes qui y croient ont incontestablement beaucoup plus d’avantages que leurs frères et sœurs ou cousins(es) restés au bled. Les réseaux sociaux sont beaucoup plus développés ; le matériel de communication moderne plus accessible en matière de prix, de disponibilité et de rapidité de livraison en cas de commande par internet.
Les jeunes filles, non confinées à la maison , même après l’école ou le travail, ont la possibilité de communiquer sans être surveillées ou écoutées sur des sujets délicats et intimes comme l’amour, mais peuvent aussi se « filer des tuyaux » en matière de sorcellerie et surtout se procurer les ingrédients ou les instruments nécessaires beaucoup plus facilement qu’au pays où certains « produits » peuvent relever du pénal…
Il existe en effet en France tout un marché parallèle, afro-maghrébin, mais aussi asiatique où l’on peut se procurer des produits insolites qui ne sont pas toujours interdits par la loi : En vertu de quel critère juridique interdire en effet la circulation ou la vente même « déclarée » d’une cervelle de corbeau, de particules de peau morte humaine ou de cheveux.

Bibliographie indicative :

Voir N. Plantade, La guerre des femmes.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33348286

Abdelhaï Sijel-massi, Les plantes médicinales du Maroc, Casablanca, Le Fennec, 2000.
Mohamed Mrabet, L’amour pour quelques cheveux, Paris, Didier Devillez, 1997 [première édition 1967]
Tahar Ben Jel-loul, Amours sorcières, Paris, Seuil, 2004.
https://books.openedition.org/cjb/483?lang=fr#tocfrom1n1
Les Mots, la Mort, les Sorts
https://www.persee.fr/doc/diasp_1637-5823_2009_num_15_1_1196
Grunebaum (dir.), Classicisme et déclin culturel dans l’histoire de l’islam, Paris, Maisonneuve et Larose.
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